Céleste ou le Temps des Signares

 

« Ce qu’il y a de terrible quand on cherche la vérité, c’est qu’on la trouve » 

Rémy de Gourmont


M. Jean-Luc Angrand a obtenu le 21 novembre 2006 le prix Robert Cornevin, décerné par l’Académie des Sciences d’Outremer pour son ouvrage « Céleste ou le temps des signares », paru trois mois plus tôt. Sans doute devrions-nous nous réjouir de cette distinction, car le sujet traité méritait effectivement que la communauté scientifique s’attachât à lui manifester quelque intérêt. Les académiciens ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, puisqu’à la lecture du discours prononcé par son président, Jean Serre, lors de la remise du prix, c’est bien l’originalité du sujet qui apparaît comme l’une des qualités principales de cet ouvrage. Il est pourtant difficile d’éprouver une satisfaction sans réserve à l’annonce de cette récompense tant l’ouvrage fourmille d’erreurs de toute nature, de contresens malheureux et d’approximations historiques, qui l’apparentent plutôt à un brouillon mais qui n’empêchent pas son auteur de s’en prévaloir opportunément, désormais, pour s’autoproclamer historien.


Mais, avant d’entrer dans le vif du sujet, le lecteur du présent article pourra, à juste titre, s’interroger sur la qualité du rédacteur qui se permet de juger un chercheur récompensé par ses pairs ? Je ne suis pas historien, en effet, et ma démarche s’apparente tout au plus à celle d’un amateur éclairé de ce qui touche à l’histoire du Sénégal, à la généalogie des familles mulâtres, à l’architecture et à l’iconographie de la période coloniale. C’est donc en qualité de simple lecteur et de presque candide que cet article a été rédigé. Cette posture m’autorise à prétendre ne pas tout savoir. Elle m’autorise aussi à faire des erreurs et me permet d’écrire des sottises sans prendre le risque d’être contredit par la communauté scientifique. A l’inverse, j’aurais apprécié que les informations contenues dans cet ouvrage apportent à mes travaux personnels des éléments nouveaux. Or cela n’a pas été le cas et j’affirme que les informations qui y sont contenues parasitent la recherche de la vérité historique et que c’est avec d’immenses précautions qu’il convient de les utiliser.


Examinons à présent dans le désordre le contenu de cet ouvrage, puisque d’ordre et de méthode il n’en contient pas. Chacune de ses 287 pages pourrait faire l’objet de commentaires critiques, tant les erreurs y sont innombrables. Passons donc sur les coquilles typographiques, les fautes d’orthographe, les dates erronées ou les méprises sur les patronymes qui, compilées, constitueraient à elles seules un nouveau volume. Passons aussi sur les maladresses de style, les remerciements sélectifs, la chronologie hasardeuse, les illustrations utilisées sans autorisation, la bibliographie indigente ou les notes de renvoi qui ne renvoient à rien… Bref, passons sur ce qui fait, théoriquement la forme d’un ouvrage ordinaire et venons à son essence en ne relevant que certaines erreurs parmi les plus flagrantes, qui justifient le présent article.


Absence de véritables sources


La principale critique de fond que l’on doit formuler, à l’égard d’un ouvrage que l’auteur présente comme scientifique, est l’absence quasi totale de sources vérifiables. Les sources, lorsqu’elles sont mentionnées, sont extrêmement vagues (la « BNF Mitterrand » [sic], ou « Archives du port de Nantes », par exemple), voire fausses (« Plans réalisés d’après les plans publiés dans le livre d’Alain Sinou », alors qu’il s’agit de plans initialement reproduits par mes soins) ou inventées (l’« Institut de Généalogie Mulâtre du Sénégal », qui n’existe que dans l’imagination de l’auteur). De ce fait, la plupart des thèses développées dans cet ouvrage et les assertions qui y sont faites sont, de facto, sujettes à caution et ne peuvent être reprises sans vérification préalable… Et l’on verra que celles-ci ne sont pas superflues.


Ainsi, la page 91 fournit un exemple éloquent de ces sources lacunaires. Deux chapitres font état de la traite négrière à partir du Sénégal au XVIIIe siècle. De nombreux chiffres sont avancés, sans aucune source, en dehors d’une légende indiquant « d’après les données de l’historien Philip Curtin » (transcrit Philippe), et encore, ni l’ouvrage ni les pages correspondantes ne sont référencés. Peut-être ces chiffres sont-ils exacts et peut-être ne le sont-ils pas, mais sur un sujet aussi sensible, il aurait été moins aventureux de fonder son propos sur des sources solides. Le tableau supposé illustrer ce propos figurant p. 96 n’éclaire pas davantage le lecteur. Au passage, on remarquera que Dakar est plusieurs fois mentionnée de façon anachronique car la ville n’existait pas encore à cette époque.


Sur le même thème, p. 95, un argumentaire singulier est développé sur « la vérité sur Gorée et l’esclavage décrite par Pruneau de Pommegorge ».  Et le chapitre de conclure ainsi : « Gorée n’a donc pas pu être la « porte de l’esclavage. Bien au contraire, les archives démontrent que […] ». Or, la note associée au mot « archive » nous renvoie vers « la liste des récits d’époque téléchargeable sur www.gallica.bnf.fr ». J’ai moi-même pris connaissance des dizaines d’ouvrages relatifs à cette époque que l’on peut consulter sur Gallica, mais, d’une part, on n’y trouve nulle trace de la liste en question et, d’autre part, sans référencement précis des faits rapportés, il est impossible d’approfondir une recherche ou, plus simplement, de vérifier leur authenticité.


Un autre exemple de l’approximation de ces sources nous est donné page 159, où il est écrit que j’ai moi-même utilisé l’expression « matrimoine » dans mon mémoire d’architecture soutenu à la Sorbonne en 1984. Je sais gré à l’auteur de rappeler qu’il m’est arrivé d’employer ce barbarisme, mais l’on cherchera vainement où il figure dans ce mémoire. On recherchera aussi en vain ce dernier à la Sorbonne, puisqu’il a été soutenu à l’école d’architecture n°1 du quai Malaquais à Paris. Enfin, on le recherchera aussi avec difficulté par le nom de son auteur puisque mon patronyme n’est pas Ricoux-Crespin [sic] mais tout simplement Ricou ; Crespin étant celui de ma mère.


Le reste de la bibliographie est à l’avenant. Celle-ci est présentée hors de toute convention, marquée par des oublis regrettables (Frey, Faidherbe,…) et constituée d’ouvrages hétéroclites, parfois sans rapport avec le sujet (Léon l’Africain, les Sabran-Pontavès, Rue du Faubourg Saint-Honoré…) ou manifestement non lus.


Des informations lacunaires et des erreurs grossières


Page 69, un extrait de plan nous situe la maison de la fratrie Goupil [il faudrait lire Goupie de Fontenay]. Le texte qui l’accompagne indique simplement « Hélène Sophie, Pierre Louis et François sont frères et sœurs. Nous disposons de très peu d’informations sur eux ». En effet, cette information est si lacunaire qu’il aurait peut-être été préférable de s’abstenir d’en faire mention ! D’autant que le plan tiré de celui d’Evrard Duparel est daté par erreur de « 1778 ou 1779 » alors qu’il a été établi en 1776.


Page 81, il est indiqué que le naturaliste Adanson « venu au Sénégal pour y étudier la faune et la flore avait pour ambition de convaincre les autorités royales françaises d’engager une politique de colonisation agricole au Sénégal ». Cette affirmation est erronée. Embauché par la Compagnie des Indes, Adanson était chargé d’y faire de la botanique appliquée et d’y sélectionner les espèces intéressantes. Dans la pratique, il fit tout autre chose et entreprit de faire de la recherche fondamentale dans les sciences naturelles. Quant à l’île de la Madeleine, sur laquelle l’auteur indique qu’il y fit des essais de plantations qui selon la tradition orale furent détruits par les captifs des signares, il n’y avait en fait herborisé que durant trois jours. Aucune visée politique ou stratégique dans sa démarche. En tout état de cause, il est difficile de décrire Adanson comme un « ambitieux pré-colonialiste », comme il est fait mention dans ce chapitre.


Page 144, un court paragraphe traite de la loge maçonnique de la Parfaite Union en indiquant qu’elle a été créée en 1823 et qu’il s’agit de la première en Afrique. Ce sujet intéressant aurait sans nul doute mérité de plus longs développements. De fait, il ne s’agit pas de la seule loge maçonnique qui ait existé au Sénégal, ni même de la première, puisque celle dénommée Saint-Jacques des trois vertus a été créée à Saint-Louis en 1781. Par ailleurs, le tableau de ses principaux membres, qui figure à la page suivante, fourmille d’erreurs sur leurs noms et leurs grades ne sont pas indiqués.


Page 222, le chapitre intitulé « Installation du Pont Faidherbe par le conseil communal » reprend une vieille antienne ; il s’agit de l’attribution de la paternité de ce pont à l’ingénieur Gustave Eiffel, de sa production pour un pays d’Europe de l’Est et de son rachat par le gouvernement français. Les travaux du Pr Guy Thilmans, largement divulgués dans la presse, ont permis d’écarter définitivement cette version. Ce pont a en fait été réalisé par la société Nouguier, Kessler & Cie (la Société Eiffel, retenue par l’Administration dans un premier temps, est finalement arrivée en 2e position), il a bien été conçu pour le seul Sénégal et a été financé sur le budget local de la Colonie et non par l’Etat, après décision du Conseil Général (et non du Conseil Communal).


Une vérité à géométrie sélective


Page 29, un chapitre intitulé « 1786, le bal du 10 mai où naquit l’amour du chevalier de Boufflers pour la belle Anne Pépin ». Suit la description du bal en question qu’en fit le chevalier. Au passage, on remarquera qu’aucune source ne vient confirmer que c’est au cours de ce bal que les deux amants firent connaissance.

Mais arrêtons-nous déjà sur le titre. Malgré tout ce que l’on peut en lire dans la plupart des ouvrages récents, la relation du chevalier de Boufflers et de la signare Anne Pépin reste, au stade de nos connaissances, une simple légende. Certes le Suisse Samuel Brunner en a fait état, mais il est passé à Gorée en avril 1838, soit 6 mois après le décès d’Anne Pépin et déclare l’avoir appris au cours d’une soirée de beuverie qu’il décrit par ailleurs. Certes aussi, au moins deux autres auteurs que n’évoque pas M. Angrand font également état de cette liaison avant Brunner (Eugène Plée, dans La France Maritime d’Amédée Gréhan en 1837 et Paul Gaymard dans Voyage en Islande et au Groënland exécuté pendant les années 1835 et 1836), mais ces récits reportent toujours les déclarations de la seule Anne Pépin, tout à fait susceptible d’avoir inventé cette liaison pour se mettre en valeur. Pour mémoire, on rappellera que le chevalier avait quitté le Sénégal en 1787, soit plus de 50 ans avant le passage de Brunner ! De fait, il ne reste aucun acte écrit de cette liaison supposée, ni aucun enfant fruit officiel de cette union. Cependant, la légende est belle et l’on aurait mauvaise grâce à ne pas l’accepter mais l’on se gardera avec prudence de la considérer comme un fait historique avéré.

On retiendra, pour l’anecdote, que le dernier de ces auteurs décrit la signare Anne Pépin comme une personne au physique fort peu avantageux et non comme « la belle Anne Pépin » du titre ni comme la « ravissante Anne Pépin » (p. 66).

Le chapitre se termine par une citation extraite d’une lettre qu’aurait écrite la comtesse de Sabran après avoir appris sa liaison avec la signare : « Sois constant tout au moins si tu ne m’es fidèle, pense à moi [souvent] dans les bras de ta belle ». Or il se trouve que cette lettre a été écrite en 1782, alors que le premier séjour au Sénégal du chevalier de Boufflers date de 1787 !


Page 180, est reproduit le texte du Dr Samuel Brunner qui relate cette fameuse soirée trop arrosée. Notons immédiatement qu’il s’agit de la traduction en français qu’en fit le Dr Cariou, le seul, apparemment, qui eut accès au texte original en allemand. Notons également que Brunner parle de sa rencontre avec « François Dupuy, le fils d’Anne Pépin ». Sans l’indiquer, M. Angrand, qui sait cela impossible, corrige donc ce texte en « François Dupuy, le petit-fils d’Anne Pépin ». Plus loin, en revanche, il n’hésite pas à écrire que le scientifique suisse se trompe lorsqu’il parle de « la demeure que Boufflers avait offerte à sa signare Anne Pépin » et il précise « la maison a été financer [sic] par Anne Pépin en affaire [sic] avec le Chevalier ». Ce chapitre est un parfait condensé de plusieurs travers de l’auteur : il retient du texte ce qui l’arrange (la liaison supposée entre la signare et le chevalier), rectifie directement et sans le dire ce qui ne peut être exact (la filiation de François Dupuy), corrige sans y apporter la moindre preuve une information importante qui contredit sa démonstration (une maison offerte par le chevalier à sa signare) et y ajoute une information invérifiable (la relation d’affaires entre les deux personnages). Pour finir, il mentionne en légende les références de l’ouvrage original en omettant de dire qu’il s’agit en fait de la traduction du Dr Cariou ; ce même Dr Cariou à l’imagination débridée, qui devient crédible lorsqu’il cite Brunner et qui ne l’est plus en bien d’autres circonstances ! Bref, on conviendra pour le moins de la vérité à géométrie sélective de l’auteur.


Les signares immaculées au centre de tout


Sans remettre en question, la puissance du matriarcat dans la société traditionnelle sénégalaise, et celle des signares en particulier, il faut reconnaître que la volonté de l’auteur de mettre sans cesse ces dernières au centre du jeu économique et politique est parfois poussée jusqu’à la caricature. Ainsi, ce sont les dernières signares et leurs époux qui se trouvent à la tête de la Banque du Sénégal (p. 171). Ce sont elles qui ont financé le voyage à Tombouctou de René Caillié (p. 63). Ce sont encore elles qui ont sauvé de la déportation des milliers d’esclaves (p. 89), qui ont convaincu le duc de Lauzun de maintenir un fort et une garnison à Gorée (p. 94), qui ont permis au chevalier de Boufflers de constituer sa dot de mariage (p. 106), qui ont construit la ville de Sainte-Marie-de-Bathurst (p. 142), qui ont suggéré au gouverneur Bouët-Willaumez de faire de Gorée la base navale de la flotte française (p. 147) et en ont obtenu le soutien du prince de Joinville (p. 185), qui ont géré les intérêts de la famille Devès (p. 162), qui ont soutenu financièrement le démarrage de la « dynastie Maurel et Prom » (p. 165), qui ont été à l’origine du nouveau cycle économique de l’arachide (p. 181) et de la fondation de la ville de Dakar (p. 189), et ainsi de suite. Naturellement, on ne trouve pratiquement aucune trace de signare dans les documents officiels. Il faut dire que la plupart étaient illettrées, ce qui, évidemment, ouvre la porte aux spéculations concernant leur influence occulte. Mais de là à en conclure qu’elles avaient la haute main sur tous les enjeux économiques et politiques du pays, il y avait un pas, que l’auteur a franchi sans hésitation.


Sans remettre en question, non plus, le fait que les signares n’ont pas pris une part active dans le commerce négrier, il parait imprudent de balayer d’un revers de main toute idée d’un rôle quelconque dans ce trafic et de renvoyer la traite négrière aux rois nègres du continent (p. 101). Cette thèse sous-jacente de l’ouvrage se trouve d’ailleurs en partie contredite par l’exposé de la page 120 sur le négociant bordelais Abraham Gradis, négrier à ses heures, et avec lequel les signares commerçaient et trafiquaient volontiers. Au demeurant, quelques noms connus de familles mulâtres sont explicitement cités à l’occasion d’affaires retentissantes. Certes, il est question d’hommes mulâtres et quelques cas ne font pas la règle, mais comment peut-on croire que certains hommes puissent s’adonner à la traite tandis que leurs « sœurs » signares se contentaient des revenus tirés de la location de leurs captifs de case ? L’établissement de la signare Anne Rossignol à Saint-Domingue (p. 58) pour y suivre son mari Aubert ou la navigation triangulaire de Bernard Dupuy père entre La France, le Sénégal et la Martinique (p. 66), par exemple, devraient laisser une plus grande place au doute.


Page 33, la reproduction d’une aquarelle de René Gillotin porte la légende « Maison d’Anne Pépin (Dupuy) ». Or cette planche, extraite du recueil consacré au peintre par son lointain descendant, François Jacquin, est sur ce dernier ouvrage intitulé plus sobrement « Maison Dupuy ». De plus, de la confidence même de François Jacquin, il s’agit d’une simple hypothèse car le peintre n’a laissé aucune trace écrite de ses voyages. De l’hypothèse à la certitude, il n’y avait qu’un pas, franchi une nouvelle fois sans état d’âme. Dans la pratique, il est fort improbable que cette maison soit celle qui, de nos jours, est parfois décrite comme la maison Dupuy, car les différences architecturales entre les deux édifices sont trop importantes. Difficile également de penser qu’elle puisse être celle autrefois située à l’angle de la rue Bambara et de la rue Saint-Charles, compte tenu du croquis qu’en fit son dernier propriétaire, G. Clermont, qui la fit démolir alors qu’elle menaçait ruine.


Des thèses orientées


La « richesse » supérieure des signares par rapport à celle de leurs époux blancs mérite de longs développements, p. 159 notamment. Bien que cette thèse ne soit pas forcément inexacte, il n’est pas correct de la présenter comme un fait systématique. Au reste, les exemples livrés extraits d’actes notariés ne sont pas tous pertinents et ne permettent certainement pas de conclure que leur fortune était « cinq fois plus importante que celle de leurs époux ».

Ainsi que nous en avons eu la démonstration sur le même sujet, avec la rectification des propos de Brunner, l’auteur évoque (p. 113) les « excellents livres sur Gorée » du père Delcourt, tout en omettant de signaler que le même a écrit que « De la Combe et Blaise Estoupan de Saint-Jean [ont fait] construire pour leurs signares les premières maisons en dur ». Tout juste consent-il à reconnaître que le chevalier de Boufflers « apporta certainement sa pierre » à la construction de la maison d’Anne Pépin.


La célèbre « Maison des esclaves » de Gorée fait dans cet ouvrage l’objet d’une attaque en règle (p. 48). Il présente comme des révélations les éléments prétendument factuels d’une thèse visant à amoindrir son rôle dans la traite négrière. C’est oublier un peu vite le nombre de ses contempteurs qui, depuis quelques années, s’acharnent à en discréditer la portée, y compris dans la presse grand public. Je n’irai pas plus avant sur ce sujet sensible, d’autant que j’incline moi-même à penser, après lecture des archives et analyse des plans et des cartes, que cette maison n’a effectivement pas eu le rôle qu’on lui confère. Ainsi, je suis le premier à avoir suggéré (devant M. Angrand) le fait que l’ouverture sur la mer, aujourd’hui désignée comme « la Porte du voyage sans retour », était plus vraisemblablement une issue permettant d’aller jeter les ordures qu’un lieu d’embarquement des esclaves. Mais pas plus qu’il n’existe de preuves matérielles de la thèse « officielle », je n’ai de preuves de ce que j’avance, et je m’abstiens donc de l’écrire. A l’inverse, M. Angrand se contente de présenter ses propres certitudes comme des faits établis sans apporter le moindre élément nouveau à sa démonstration. Il aggrave même son cas en présentant par erreur la thèse « officielle » comme l’invention fantaisiste d’un médecin militaire, le Dr Cariou, pendant la 2e guerre mondiale. C’est en effet inexact puisque la désignation de ce bâtiment sous le terme de « Maison des esclaves » lui est antérieure de quelques années au moins. En effet, on en trouve la trace dans l’ouvrage de R. Gaffiot « Gorée, capitale déchue » qui date de 1933 et que l’auteur n’a manifestement pas entièrement lu bien qu’il figure dans sa bibliographie. Cette désignation est également très explicite dans un article du journal l’Illustration de février 1936.


Pages 102 et 200, l’auteur établit une distinction spécieuse entre « Gorée l’arrogante aristocrate » et « Saint-Louis la roturière ». De même, il oppose les signares de Gorée (« sophistiquées » et d’ascendance indigène noble) à celles de Saint-Louis (plus « rustiques »), ce qui rappelle les thèses du Dr Béranger Féraud en 1879, dépourvues de toute distance critique et fondées sur l’analyse d’un nombre très restreint de familles pour tenter de démontrer l’infécondité des mulâtres. Si l’étude généalogique des familles goréennes et saint-louisiennes montre, effectivement, des mélanges assez peu fréquents entre les populations des deux îles, en revanche, la distinction opérée est très arbitraire. Il est certainement faux d’écrire (p. 86) que « le métissage se faisait obligatoirement à Gorée entre castes dominantes ». On trouve dans les deux lieux et dans des proportions apparemment semblables des familles ayant dans leur ascendance des indigènes d’origine noble et des esclaves affranchis. L’un n’excluant d’ailleurs pas l’autre. A contrario, les récits anciens et l’iconographie pourraient nous porter à une analyse inverse de celle de l’auteur. En effet, les scènes qui nous décrivent des signares somptueuses et des fêtes fastueuses se déroulent généralement à Saint-Louis.


Une imagination foisonnante et des déductions expéditives


Pages 38 et 39, un chapitre est consacré à la mystérieuse Amélie Anne Degrigny De Boufflers [lire plutôt De Boufflers Degrigny]. L’auteur n’hésite pas à faire un lien direct entre cette personne et une lettre du chevalier de Boufflers  datée de 1786 indiquant qu’une dame lui a présenté son enfant de quinze jours en lui demandant l’autorisation de l’appeler par son nom. Il relève pourtant lui-même qu’Amélie Anne est née en 1799 (et même vers 1805 d’après mes propres sources) et ne peut donc pas être l’enfant en question, mais en déduit hâtivement qu’il s’agit de sa grande sœur. Il lui donne, surtout, l’occasion d’une digression sur « la recherche permanente de l’élitisme ».

Sans pouvoir rien conclure sur l’origine et la légitimité des prétentions patronymiques de cette dame on remarquera qu’elle a été autorisée à porter ce nom par un jugement rectificatif d’état civil de 1863 et que l’un de ses fils a porté le prénom de Stanislas, comme le chevalier.

L’arbre généalogique qui illustre ce chapitre est intitulé par erreur « Descendance de Jean Boufflers » alors qu’il montre la descendance de Jean Degrigny. La présentation de cet arbre, comme les autres, n’obéit à aucune norme. Mais, en l’occurrence, ce n’est pas le plus grave. En effet, ces arbres contiennent tous des erreurs grossières et il est impossible de les utiliser dans le cadre de travaux généalogiques. Tous ont pour source le fantomatique Institut de Généalogie Mulâtre Sénégalaise.


Une lithographie du peintre d’Hastrel représentant la maison d’Annacolas Pépin, mieux connue aujourd’hui sous le nom de Maison des esclaves, est reproduite p. 49. La légende qui s’y rattache nous donne l’identité de tous les personnages qui s’y trouvent, ce qui est un exercice pour le moins périlleux, car aucun texte du peintre n’accompagne ce tableau. Si l’on admet que la signare située au centre de l’œuvre puisse être, effectivement, Annacolas Pépin, on se gardera prudemment de conclure que l’homme qui se tient en face d’elle est son mari, M. de Saint-Jean, maire de Gorée. En effet, d’une part ce tableau date de 1839 et François de Saint-Jean n’est devenu maire que dix ans plus tard, mais, d’autre part, sur l’aquarelle originale qui a servi à produire cette lithographie, le personnage masculin n’était pas présent. En outre, une recherche plus approfondie serait opportune pour vérifier si l’homme représenté ne pourrait être plutôt le second époux « à la mode du pays » d’Annacolas, le négociant Armand François Joseph Morvan (ou Mezven). On remarquera, aussi, qu’en 1839 toutes les filles d’Annacolas avaient déjà des enfants et vivaient vraisemblablement avec leurs époux respectifs et non plus avec leur mère. Enfin, le lien de cousinage évoqué par l’auteur entre Annacolas et son époux François de Saint-Jean reste à établir. Comme on le voit, la légende portée s’appuie sur un argumentaire pour le moins fragile. On peut en dire de même de tous les noms attribués aux portraits de signares reproduits dans cet ouvrage, qui ne reposent que sur des déductions hasardeuses.


Pages 177 et 178, c’est au tour du malheureux René Caillié de faire les frais des approximations de l’auteur. Il faut remarquer que ce dernier ne s’appuie pas sur le texte original mais sur un essai consacré à l’explorateur en 1999 intitulé « René Caillié, une vie pour Tombouctou » d’Alain Quella-Villéger (dans la légende orthographié Quella-Vilegier et intitulé « René Caillié à Tombouctou »). Une « dame Boucher », chez qui il est accueilli à Gorée, « recommandé par un « commettant » de Saint-Louis », est mentionnée dans ce récit ; rien de plus. Mais avec l’inspiration que nous lui reconnaissons, cette dame devient sous la plume de l’auteur « la signare Sophie Boucher », laquelle lui offre une aide financière, le recommande aux autorités anglaises de Gambie et le fait bénéficier de son réseau communautaire à Sainte-Marie-de-Bathurst. Pourquoi Sophie Boucher et pas une autre, alors qu’il n’y avait pas qu’une seule dame Boucher à cette époque à Gorée ? Pourquoi la source d’informations aussi édifiantes sur cette signare n’est-elle pas donnée ?


Page 181, le chapitre intitulé « 1843, le peintre Nousveaux réalise [sic] le folkar organisé par Anna Colas en l’honneur du prince de Joinville », qui décrit le tableau reproduit aux pages suivantes, appelle quelques observations. Tout d’abord ce tableau est de façon inexacte présenté comme une aquarelle alors qu’il s’agit d’une huile. Mais c’est dans son analyse que les réserves les plus grandes peuvent être formulées. L’identité du prince de Joinville ne fait pas de doute puisqu’il figure au centre de la toile et que son portrait nous est connu, par ailleurs, par des photographies.  L’identité de tous les autres personnages, en revanche, est sujette à caution. Le gouverneur Bouët-Willaumez, par exemple, a pris son service en février 1843 et n’est probablement pas présent sur cette scène qui se déroule en décembre 1842 (et non 43). De même, s’il n’est pas impossible que la signare Annacolas Pépin se trouve effectivement parmi les notables représentés, cela n’est pas attesté, et l’on se gardera d’avancer qu’y figure également son époux, François de Saint-Jean, lequel n’était encore qu’adjoint au maire de Gorée et le restera jusqu’en 1849. Mary de Saint-Jean et son époux Barthélémy Durand Valantin, seraient également représentés. Pourquoi pas ? Mais l’on sait, par ailleurs, que ce couple résidait à Saint-Louis et que Barthélémy Durand Valantin ne deviendra maire et député qu’en 1848. Bref, une analyse plus approfondie de ce tableau nous donne à penser que les notables représentés seraient plutôt Armand Laporte (maire de Gorée) et son épouse (non identifiée) et/ou leurs filles, Sophie, épouse Prom, et Constance, épouse Maurel.


Conclusion


Avant de conclure, on constatera qu’il s’agit du premier ouvrage de M. Angrand, qui a pris pour la circonstance le patronyme de sa mère, d’origine métisse goréenne. On remarquera également, pour mémoire, que cet ouvrage a été publié par la maison d’édition Anne Pépin, créée par l’auteur, dont il s’agissait également du premier et encore seul ouvrage à ce jour. Il a bénéficié pour le soutien de cette société et la création d’un site Internet d’un financement FEDER de l’union européenne.


Comme on peut le constater à la lecture de ce qui précède, ce premier ouvrage n’est pas irréprochable et les erreurs qu’il contient sont pour la plupart aisément décelables, y compris par un lecteur néophyte. Aussi serait-on tenté d’attribuer à l’indulgence des académiciens des sciences d’outremer la remise du prix Robert Cornevin et la dotation de 500 euros qui lui est associée. On savourera donc la formule du président de l’académie : « on ne peut que regretter quelques coquilles dans le texte et surtout l’absence d’une table des illustrations qui serait fort utile. Mais il reste l’essentiel… ». L’essentiel, que nous venons d’examiner. L’affaire aurait dû en rester là et le récipiendaire faire preuve d’une discrétion salutaire. Malheureusement, fort de cette distinction, l’auteur s’affiche désormais comme l’historien incontournable de Gorée et de Saint-Louis, en alimentant avec activisme l’encyclopédie en ligne Wikipédia et en renvoyant toutes les critiques aux « sources » contenues dans son ouvrage. Il s’est aussi engagé avec un sentiment de légitimité renforcée dans une « croisade » contre le mercantilisme historique sans se rendre compte qu’il versait dans le même travers.


M. Angrand ne se cache pas, en effet, d’essayer de « rentabiliser » cet investissement intellectuel, ce qui, après tout, n’est pas condamnable. A titre d’exemple, l’une des aquarelles de M. Lelièpvre qui illustre cet ouvrage, appartenant à sa collection personnelle, a été mise à prix aux enchères sur le site eBay au prix très peu raisonnable de cent quarante six mille euros ! De même, M. Angrand se pose en promoteur d’un grand nombre de projets gravitant autour du sujet : un musée et des maisons gîtes de signares, un centre culturel Aimé Césaire, une bibliothèque des  sciences historiques Armand Angrand, un théâtre Mary de Saint-Jean, la mise en valeur des « vrais » lieux de mémoire, etc. Pour atteindre cet objectif, l’auteur cherche à se faire connaître par la provocation en utilisant Internet comme le principal vecteur de ses diatribes. Il y dénonce en effet régulièrement avec violence « l’escroquerie » de la Maison des esclaves, qualifie Joseph Ndiaye, son conservateur récemment décédé, d’« épicier de la honte », et ne cherche pas à étayer son argumentaire autrement qu’en se posant en victime des grincheux et de l’obscurantisme. Il critique également la méthode « fantaisiste » du Dr Cariou, alors qu’il ne fait que la reproduire, et pioche sans état d’âme dans le manuscrit de cet auteur les thèses qui confortent ses propres convictions. Nous avons vu, enfin, qu’il n’hésitait pas à arranger les faits pour orienter le lecteur dans son sens, quitte à distordre la vérité. Et, sans vergogne, il affirme qu’« un travail de mémoire se construit sur des bases scientifiques et non mythologiques ».


Comme je l’ai indiqué en propos liminaire, le contenu de cet ouvrage a pour effet de polluer la recherche historique au détriment des travaux d’authentiques chercheurs et le prix qui lui a été attribué lui a conféré un semblant de légitimité dont tous les dommages ne se mesurent pas encore.


Xavier Ricou, Juin 2010