Gorée : 30 ans de classement au patrimoine mondial, bilan et perspectives

 

Quoi de neuf à Gorée depuis son classement au Patrimoine mondial en 1978 ? La réponse à une telle question ne peut être que nuancée. C’est pourquoi mon témoignage est à la fois celui d’un simple Goréen, mais aussi, incidemment, celui d’un homme de l’art.


Un petit retour en arrière s’impose : Gorée a été classée aux Monuments historiques en 1944. Mais, en matière de patrimoine, la date importante à retenir est celle du festival mondial des Arts nègres en 1966. Ce festival a marqué une véritable prise de conscience ; un changement de regard sur l’histoire. Avant cela, on s’intéressait assez peu à l’histoire. Mon grand père avait acheté en 1950 l’une des maisons les plus remarquables de l’île, et pourtant, les services des domaines la désignaient alors comme un vulgaire « cabanon ». Elle avait appartenu à une certaine Degrigny de Boufflers. Tiens, le célèbre chevalier de Boufflers aurait il eu une descendance goréenne lors de son séjour sénégalais ?


Le classement de l’Unesco intervient donc en 1978. Gorée est inscrite sur la toute première liste du patrimoine mondial, qui ne compte que 12 sites, alors qu’on en dénombre près de 900 aujourd’hui. Ce n’est pas un hasard ; c’est la reconnaissance du caractère tout à fait exceptionnel de cette île. En 1980, Amadou Moctar Mbow, le directeur général de l’Unesco, lance un appel international pour la sauvegarde de l’île de Gorée. C’est encore une date clé, car c’est à partir de ce moment que l’on commence à s’intéresser, non plus seulement aux vieilles pierres mais aux populations qui vivent sur l’île. On commence enfin à parler « social » et « habitat ».


Les architectes qui ont séjourné sur l’île, les experts de la Banque Mondiale et les spécialistes de l’Unesco ont produit de très nombreux rapports : Grégoire en 1974, Frapolli en 1975, Parent en 1977, Lablaude en 1978, Van der Meershen en 1981, etc. De la lecture de tous ces documents, on retient peu de réalisations et surtout de nombreux vœux pieux. Beaucoup de rêveurs aussi, comme le célèbre architecte Jacques Couelle. En 1968, il voulait faire de Gorée « l’Acropole du monde noir ». Couelle s’auto-désignait « maître des œuvres de Gorée ». Il disait, et ça ne faisait pas sourire à l’époque : « Je veux faire de Gorée un véritable bijou […] Ce n’est pas pour rien qu’on m’a nommé l’architecte des îles… Il faut un poète pour une île de rêve. Il faut recréer un univers poétique, suspendu […] recréer un élite de cœur et pas une élite de gens riches, recréer un style et un esprit XVIIIe siècle. Celui qui n’aime pas le passé n’a pas droit au futur. J’accomplis une œuvre de piété. J’agis comme un apôtre, un artiste […] Le projet ne sera exécuté qu’avec l’accord des 800 Goréens ; eux-aussi font partie du décor ». Moyennant quoi, Couelle prévoyait le doublement de la superficie du port, la création d’un plan d’eau sur le Castel, l’importation de milliers d’oiseaux non migrateurs et la reconstitution sur toute l’île d’un immense village troglodytique. Et dire que son projet a failli voir le jour !


Il y a aussi le rapport de M. Parent en 1977, très inspiré par son sujet. Pour lui tout relevait d’une démarche mystique d’une limpidité remarquable : « Il existe à Gorée un charme au sens plein du terme, c’est-à-dire l’effet d’un véritable exercice magique, résultant de la confluence tantôt conflictuelle tantôt complice de deux cultures ; ce charme, étymologiquement ce « carmen », ce chant énigmatique est porté par le mystérieux dédoublement des forces telluriques et des événements historiques : il produit l’enchantement de l’exilé, l’envoûtement du captif. Il est évidemment fondé sur le rapport obligé de l’îlien, quel qu’il soit, avec la mer, la mer nourricière, la mer séparatrice […] Le visiteur doit être un pèlerin, aborder Gorée avec piété, car c’est le lieu sacré de toute la négritude […] Il faut éviter le cosmopolisme et, au contraire, l’ouvrir à l’universalité ».


Il y a eu tout de même quelques réalisations depuis 30 ans :

-la réfection de la jetée au Nord, quelques travaux de rechargement en sable de la voirie et le pavage de cheminements piétonniers,

-la création de l’Ecole de l’Ordre du Lion, devenue Mariama Ba,

-l’Université des Mutants et la Maison du Soudan, aujourd’hui fermées,

-la transformation de la prison, ancien fort d’Estrées, en musée historique,

-la restauration de la Maison des Esclaves,

-la construction syndicat d’initiatives et de tourisme,

-la réfection de la Mairie et la création du Centre de santé, ou

-l’installation dans l’ancienne ruine de la maison Angrand du Centre socioculturel, baptisé du nom de Joseph Ndiaye.


Qu’est ce que l’on constate à l’énoncé de ces travaux ? : d’abord qu’il s’agit quasi exclusivement d’édifices publics ou de projets à vocation publique. Ensuite, qu’il s’agit le plus souvent d’opérations financées par des bailleurs de fonds ou provenant d’initiatives privées. Et enfin, qu’il n’est jamais question d’habitat. L’habitat est pourtant une composante essentielle de la qualité de cette île. Je dirais même que c’est l’habitat qui fait son charme et qui fait que Gorée est ce qu’elle est. Or ce charme est le résultat d’un équilibre très fragile qu’il faut à tout prix préserver. Il ne fait aucun doute que personne ne viendrait visiter Gorée si l’île n’était pas habitée ; si ce n’était qu’un musée ou le simple « décor » évoqué par Jacques Couelle ; si l’on y trouvait, comme on le voit ailleurs, des esclaves de cire dans des cellules reconstitués.


Cet équilibre précaire au plan social l’est aussi au plan urbain et architectural. Ce qui se qui se passe en ce moment au Castel est un exemple flagrant de la fragilité de cet équilibre. C’était autrefois zone militaire interdite au public, un enchevêtrement de souterrains où, enfants, nous nous amusions à nous cacher. Petit à petit, ils ont été occupés, par des marginaux d’abord, puis par des « marchands du temple ». Progressivement les souterrains ont été « privatisés » et sont devenus inaccessibles. Imperceptiblement, des murs en parpaing ont commencé à se monter. On y a ouvert des restaurants. On y a également érigé ce gigantesque « suppositoire mémoriel » en parfaite contradiction avec toute logique de protection patrimoniale. Ce lieu très spécial, unique au monde, est aujourd’hui devenu un lieu de promenade très fréquenté et encore très agréable, mais il se trouve à l’exacte limite où tout peut basculer dans le mauvais sens.


On pourrait s’amuser aussi à dresser la liste de tout ce qui ne s’est pas fait, mais ce serait fastidieux. Juste un exemple : la réfection du Relais de l’Espadon, ancien palais du Gouverneur, qui est à l’abandon depuis plus de 30 ans. Régulièrement de nouveaux projets surgissent pour donner à ce bâtiment une nouvelle vocation ; tout le monde y croit très fort, puis ces projets sont remplacés par d’autres auxquels tout le monde croit à nouveau très fort… Un Club Méditerranée, notamment, était sur le point de s’y installer mais la résistance farouche de quelques Goréens a eu raison de ce projet.


Je qualifie de « métisse » l’architecture goréenne parce qu’elle l’est effectivement, de part ses constructeurs, de part son style, de part ses fonctions et de part ses matériaux. Il importe de connaître son histoire pour mieux la comprendre et mieux l’intégrer dans le présent. En résumé, il faut une sensibilité patrimoniale. Mais la sensibilité patrimoniale n’est pas innée, elle s’acquiert ; la culture patrimoniale s’apprend. Elle s’enseigne même.


Le pastiche est aussi un travers. Gorée n’est pas Disneyland. Il ne suffit pas que cela ressemble à ce qui se faisait autrefois. C’est pourquoi il est important de comprendre ce qui se faisait dans le passé. Pourquoi des hauts plafonds, pourquoi des vérandas, pourquoi des pierres de basalte, pourquoi parfois des briques, pourquoi la chaux sur les murs ? Tout a un sens et, comme le disait l’ancien directeur du BAMH, Mamadou Berthé, « le bon sens n’a de sens que s’il est orienté dans le bon sens ».


Il importe donc de mieux comprendre le passé pour bien comprendre le présent et mieux préparer l’avenir. Et l’histoire ne doit pas seulement servir d’alibi. Qui sait encore que Gorée était entièrement blanche, que les toits étaient plats, que la résidence du gouverneur s’ouvrait sur le jardin public, qu’il existait deux forts, aujourd’hui disparus, qu’il y avait une cloche sur la grande batterie de la plage qui sonnait le début et la fin des campagnes de traite, que prince de Joinville, fils de Napoléon III, y a fait escale sur la Belle Poule pour aller fêter ses noces au Brésil, mais aussi Magellan, les rescapés du naufrage de la Méduse, le commandant du Bounty, William Bligh, et tant d’autres ? A ce sujet, un recadrage de certains guides trop imaginatifs serait salutaire.


La question du départ était : « Quoi de neuf à Gorée depuis son classement au Patrimoine mondial ? ». La réponse est que rien n’a vraiment changé ou presque. En tout cas rien grâce au classement. Quelques bâtiments ont été restaurés mais beaucoup d’autres sont tombés en ruines. Il y a davantage de restaurants, plus de végétation et un peu plus de propreté, mais tout cela provient principalement d’initiatives individuelles ou municipales. Le remède est en nous-mêmes et il est l’affaire de tous. Les murs nous murmurent leur histoire, apprenons à les écouter !


Pour en savoir un peu plus :

-l’Histoire de Gorée d’Abdoulaye Camara et Joseph Roger de Benoist,

-l’Histoire militaire de Gorée et la Grande batterie de Gorée de Guy Thilmans, mis en forme par Cyr Descamps,

-Trésors de l’Iconographie du Sénégal Colonial, de l’auteur de cet article.


Xavier Ricou, l’Insulaire, novembre 2010