Vanités

 

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Pas grand chose à proposer dans cette rubrique pour le moment, à part le texte qui suit, intitulé "Félix, le Recoin de la Mémoire" écrite en 1996 pour le concours de nouvelles RFI-ACCT.

Félix


ou "le Recoin de la Mémoire"

 

Toute mémoire humaine est chargée de chagrins et de troubles. (Charles Dickens)


SOMMAIRE

1. Félix

2. Moi-même

3. La ville

4. Le recoin de la Mémoire

5. Le Carrefour

6. Le Jour du Seigneur

7. La Mort

8. Epilogue



Félix


" Le vieux est mort, le vieux est mort ! ". La rumeur courait depuis plusieurs semaines déjà dans les rues d'Abidjan, mais c'était cette fois-ci officiel. Les autorités en avaient probablement retardé l'annonce, afin que la mort du vieil Houphouët coïncidât avec la fête nationale.

Mais nous n'en avions cure. Il y avait Pépin, son oeil en moins, Jonas, dit Jo le manchot, qui tendait sa main sans doigts, le jeune Moussa, laveur de pare-brises, et Adou l'estropie. Il y en avait d'autres. Comment s'appelaient ils déjà ? On formait clopin-clopant, une bonne équipe d'éclopés, et plic et ploc. Et puis surtout, il y avait Félix. Il disait qu'on l'avait prénommé ainsi en hommage au vieux. Les enfants de demain s'appelleront Henri ou Henriette ; ils rêveront d'être économistes ou planteurs à Daoukro ; peut-être même feront ils de la politique, si la Loi le leur permet ?

La Loi, c'était la raison de vivre de Félix. Sa mémoire était aiguisée comme un crayon taillé, et on le soupçonnait de connaître par coeur l'histoire administrative de la Côte d'Ivoire depuis cent ans. Il est vrai que nous n'avions jamais pu le prendre en défaut. Chaque date proposée lui évoquait un rapport sur la meilleure manière de bouillir le latex, chaque numéro lancé au hasard le renvoyait à un arrêté quelconque, pris par tel ou tel gouverneur, chaque nom de rue lui rappelait une histoire, une affectation, une sanction ou un vivant éphémère. Lui était un phénomène. Mais, j'y reviendrai.

Félix était un chef rebelle. Chétif et déformé, peau claire et léger tic qui lui faisait pencher la tête de temps en temps. On ne l'avait jamais vu quitter son tricycle, qu'il appelait " l'ironie du sort " et déplaçait à l'aide d'un pédalier manuel. Nous savions peu de choses sur lui, presque rien de sa véritable histoire, rien de sa véritable identité. C'était un tigre, j'étais le lion, et chaque matin au carrefour de la mort le lion saluait le tigre.



Moi-Même


Moi, je vends des cassettes piratées et parfois des radios ; c'est les plus moins chères de toute la ville. Si l'on déplie un peu l'antenne, on peut entendre RFI à l'intérieur. La voix de la France, amie des africains et de la démocratie, miel de nos trompes d'eustache et sel de nos bonnes consciences. Les petits français qui parlent dedans sont trop forts ! J'aurais imaginé faire autre chose, instituteur, avocat, fonctionnaire ou même journaliste à RFI. Journaliste blanc à RFI. Wouah, être blanc, quel rêve ! Passer en grosse Peugeot sans regarder dehors ; remonter les vitres pour bien sentir la clim et écouter la radio. Pépin, qui ne voit plus très bien et qui croit beaucoup en Dieu, écoute souvent la radio. Il dit que les journalistes sont les nouveaux prophètes cosmologistes. Il déconne l'infirme ! Un jour, il nous a semé le trouble en racontant l'histoire vraie du noir qui voulait devenir blanc, vivre dans un palace et voir des culs de blanches, et qui s'était retrouvé bidet à l'Hôtel Georges V ! Un hôtel, je vois : c'est là où vont les gens accompagnés d'une jolie disquette, qui garent leur voiture sous la fenêtre, et repartent après une heure, mais qu'est ce que c'est qu'un bidet ? "Dis le blanc qui passe, on échange nos places, on échange nos peaux ? ".

J'ai la chance d'avoir mes deux jambes, mes deux bras et la tête accrochée sur un corps entier ; ce n'est pas le cas de tous mes compagnons d'infortune. J'ai aussi la chance d'avoir deux oreilles pour dormir dessus (ce qui n'est pas une mince affaire) et un toit pour dormir dessous. J'habite chez mon tuteur dans le quartier du Vieux-Cocody. Il paraît qu'en décembre 1929, le Lieutenant-Gouverneur Lapalud, avait alloué une indemnité de 43 600 francs aux habitants du village du Vieux-Cocody, en dédommagement de leurs cases devant être démolies. Cette décision se basait sur des arrêtés antérieurs de 1909 et 1921, qui réglementaient les permis d'habitation à accorder aux indigènes aux abords des agglomérations européennes. Elle se basait aussi sur l'avis de la commission du transfert d'Abidjan, qui avait demandé à l'unanimité la disparition de cette agglomération malpropre constituant un danger permanent pour la santé de la ville d'Abidjan !

Ce toit qui m'abrite est en ville, et pourtant mon coeur est au village. On oublie tout sous l'arbre à pluie ; on va traire les vaches, le lait chaud coule dans la calebasse en faisant de la mousse et l'on se fait des moustaches blanches en le buvant. C'est l''odeur de ma terre, mon sahel, ma poussière rouge qui retombe quand le soleil se couche et mes étoiles dans la nuit. Tantie me demande de rester à chaque fois, mais c'est la ville qui m'attire ; ma déraison est en ville.



La Ville


Souvent le soir, quand les gbacas cracheurs de fumées noires emportent leurs derniers chargements de fonctionnaires agglutinés, quand les zorropéens transpirants partent, eux aussi, retrouver leurs zorropéennes et que les bruits de la ville commencent à s'apaiser, nous sommes trois ou quatre à prendre le chemin du Recoin de la Mémoire. C'est ainsi que Félix désigne sa retraite. C'est là qu'il nous lit et nous raconte l'histoire, en perpétuant la tradition des conteurs africains.

" Bonsoir Dao ". C'est le vendeur de cassettes officielles qui referme les volets de son kiosque. Toute la journée, il pousse à fond le volume de son poste en massacrant Alpha Blondie et Bob Marley et, lorsqu'il s'en va, ses pas suivent encore le rythme de leur reggae. Ses cassettes sont officielles ; lui n'aurait pas risqué la censure en 1933. Toute personne désireuse de procéder à des enregistrements sonores devrait alors adresser une requête écrite au Lieutenant-Colonel de la colonie. La commission de contrôle des disques phonographiques et des enregistrements sonores décidait ensuite s'il y avait lieu d'accorder ou de refuser l'autorisation sollicitée. En cas d'accord, le demandeur devait fixer le jour, le lieu et l'heure auxquels il comptait opérer, de telle sorte qu'un fonctionnaire désigné se rende sur place à effet de vérifier si l'opération était exactement conforme à celle qui avait été autorisée. Le poste de Dao qui grésille est-il tellement éloigné de l'automatophone de Monsieur E. Cognet, inventeur-constructeur à Fontenay-le-Comte, qui en vantait les qualités en avril 1922 ? L'automatophone, le vrai concert chez soi ! Attraction inédite, destinée aux cafés, hôtels et magasins, et brevetée sans garantie du gouvernement.

Un peu plus loin, le vendeur de la librairie par terre range ses livres dans des cartons et replie les portraits du vieux et de son remplaçant, apôtre du progrès pour tous et du bonheur pour chacun. Lui se contente d'être supporter des mimos. Les couleurs jaunes et noires de son échoppe en témoignent. Malheureusement pour lui, cette année encore l'Africa Sport sera champion, pour la troisième fois consécutive. Alors, il rumine dans son coin, en pestant encore contre la hausse des prix intervenue au lendemain de la dévalisation du franc CFA. Sur une affiche d'Air Peut-Etre, Manu Dibango qui pose le coude levé, dessine la carte de l'Afrique. Mon Afrique, inventive et adaptative, qui pratique la fusion des cultures. La pancarte de signalisation désigne très officiellement la Librairie par Terre du Carrefour SGBCI, du nom de la banque installée à l'angle. Mais, les blancs savent aussi s'adapter. En effet, la dénomination de la Librairie Générale pour la Diffusion de la Pensée Française aux Colonies devint, dès le 14 mai 1958, la Librairie Générale pour la Diffusion de la Pensée Française Outre-Mer. Le vent avait commencé à tourner, irréversible ! Reste aujourd'hui, plus sobrement, la Librairie de France.

Deux rues plus loin, la nuit commence à tomber et nous traversons le marché. Les derniers commerçants débarrassent leurs étals et replient leurs tréteaux. La plupart du temps Félix pédale avec les mains, mais parfois je dois l'aider à faire grimper son tricycle sur les trottoirs. En lorgnant sur ses pneus usés, il me raconte qu'en 1924 l'Atelier Auguste Cerison incitait les automobilistes à la prudence en leur proposant de faire regommer leurs pneumatiques dès l'apparition de la toile.

Eblouis par les phares des véhicules que nous croisons, nous traversons les années folles. Tandis que l'on dansait en 1922 le charleston dans les réceptions données par le Gouverneur, G. Mondon, Administrateur-Maire de Grand-Bassam, réglementait la circulation dans sa circonscription. Il précisait notamment qu'il était interdit d'y mener un véhicule à une allure supérieure à 15 km ; que tout véhicule circulant sur les voies publiques devait utiliser la partie droite de la chaussée ; que les conducteurs d'automobiles et de motocyclettes devaient être munis d'un permis de conduire délivré par le Lieutenant-Gouverneur ; et enfin, que tout véhicule en marche après 18h30 et jusqu'à 5h30 avait obligation d'être équipé d'une lanterne allumée. Pis encore, en 1924, tout indigène circulant après 20h dans les rues de Dimbokro devait être porteur d'un luminaire d'une intensité d'éclairage suffisante pour signaler sa présence. Et, interdit de sourire ; les contraventions à cet arrêté étaient punies de sanctions disciplinaires de 15 jours de prison et 100 francs d'amende !

A présent, toutes les lumières sont éteintes dans les bureaux et allumées dans les immeubles d'habitation. Quel contraste avec l'année 1930, lorsque Mademoiselle Rose Baudin, fut la première à solliciter son raccordement au réseau public d'électricité de Bingerville ! Elle fut autorisée à pratiquer, à ses frais, l'installation d'un éclairage électrique avec un maximum de 4 lampes, à condition de n'interrompre en aucun cas l'éclairage public de la ville. L'autorisation était accordée à titre précaire et révocable. Cette même demoiselle fut autorisée à effectuer une prise d'eau dans la conduite secondaire. L'administration s'efforcerait de fournir au concessionnaire un débit journalier de 100 litres, mais ne prendrait aucun engagement à ce sujet. Mademoiselle Rose, la téméraire, contrariait ainsi les prédictions du grand Thomas Edison, fameux inventeur du phonographe, qui, quarante ans plus tôt il est vrai, déclarait que rien ne justifiait l'emploi du courant alternatif, que ce soit d'un point de vue commercial ou scientifique, et jugeait celui-ci aussi inutile que dangereux !

Cette même année, au mois de septembre, le permis de conduire les automobiles était retiré au nommé Abdoulaye Coulibaly, né en 1908 et demeurant à Bassam, pour avoir abusé, peut-être, de la Mammuth Beer, la bière des gourmets, ou de Fleur de France, Sainte-Elisabeth et la Parisienne, limonades surfines et eaux gazeuses fabriquées à l'eau ozonisée aux rayons ultraviolets.

Nous passons devant le Centre Culturel Français. Des affiches sont posées sur les grilles fermées qui annoncent la venue imminente de Tonton David. Alors, nous repensons tous à Marie-France qui fredonnait " Moi, je suis sûr, sûr, qu'on nous prend pour des cons ! ". Marie-France faisait partie de notre famille. Elle avait été belle, était encore jeune, s'était retrouvée dans la rue sans savoir très bien pourquoi ? La colle, l'alcool, la misère et la haine, la poussière et l'espoir, puis le désespoir, encore et encore. Les filles sont rares dans la rue. J'étais un peu amoureux d'elle ; je crois d'ailleurs que nous l'étions tous, mais aucun de nous ne l'avait approchée ; elle en avait fait le serment. La nuit surtout je pense à elle. Les soirs comme ce soir ses yeux sans fard brillent encore de mille feux. Et puis un jour France est partie, emportée par son sang pourri. Elle appelait cela le Syndrome Inventé pour Décourager les Amoureux. Il devait y avoir un scorpion dans son berceau.



Le Recoin de la Mémoire


Nous arrivons bientôt au Recoin de la Mémoire. Félix habite, si l'on peut dire, dans le sous-sol désaffecté d'un building administratif du centre-ville. Lors des émeutes estudiantines de 90, toutes les vitres du bâtiment avaient été brisées par des jets de pierre. La rue étant en pente, une petite rampe étroite permet d'accéder au niveau inférieur. L'entrée en est à présent cachée par quelques planches mal ajustées. Il suffit de les faire glisser à terre et de pousser son chariot sur les gravats, pour découvrir le royaume de Félix. Comme l'Etat continue sans compter à payer l'eau et l'électricité, et qu'il y reste quelques ampoules, il s'agit là d'un véritable palais pour des gens comme nous.

L'administration faisait preuve de plus de pingrerie, lorsqu'en 1907, le Gouverneur Général Roume fixait les consommations des appareils d'éclairage des bâtiments officiels. Les quantités d'huile à brûler, de pétrole et de mèche étaient ainsi déterminées. Huile à brûler : 0,006 kg par fanal et par heure, pétrole : 0,02 l par lampe et par heure. La mèche pour l'éclairage au pétrole était fixée à 0,01 m par litre consommé et la mèche pour l'éclairage à l'huile à 0,02 m par kilo consommé. Est-on bien sûr, avec le recul, qu'aucun centimètre de mèche n'aura été brûlé par inadvertance ?

Mais, le trésor de Félix est ailleurs. Tapis dans la pénombre des pièces qui se succèdent, empilés dans un désordre indescriptible, éparpillés à même le sol, déchirés, détrempés et souillés, gisent des fragments de mémoire de la Côte d'Ivoire. Des milliers et des milliers de journaux officiels jaunis par le temps et la désinvolture. Dérisoires morceaux de papier, qui se voulaient force de loi et se retrouvaient foulés par l'iniquité des hommes. Le service des Journaux Officiels avait dû, un temps, occuper cet immeuble, puis abandonner les lieux précipitamment, en emportant ce qui semblait avoir quelque valeur. Au hasard des recherches, on retrouve parfois sur le sol quelques calendriers depuis longtemps dépassés, des fleurs en plastique fanées ou de vieux cachets de l'administration.

Là serrés les uns contre les autres au milieu d'une pièce sans fenêtre, nous formons un petit cercle de misérables sous la lumière fade d'un néon désarticulé, et écoutions Félix nous raconter l'histoire depuis 1895. Nous l'écoutons tous silencieusement tandis que les derniers bruits de la ville nous parviennent très atténués. Seule l'eau qui s'échappe goutte à goutte d'une conduite de climatisation vient troubler l'office.

Félix avait une voix trop grave pour son corps malingre, entrecoupée de longues respirations, mais elle était envoûtante. Nous, ses auditeurs, étions sous hypnose. Nous l'imaginons en train de présenter la chronique historique d'une radio internationale. Il nous abreuvait de son savoir et nous le savourions comme le lait d'un fruit délicieux. C'est dans un ordre chronologique qu'il débutait à chaque fois son récit. La Colonie avait été créée en 1893 et c'est en 1895 que le premier journal officiel de la Côte d'Ivoire était publié ; année même où Oscar Wilde écrivait De l'Importance d'Etre Constant, peu avant son emprisonnement dans la tour de Londres, pour avoir osé défier la très réactionnaire société victorienne. Le 15 janvier 1895, Monsieur Lebon était félicité par le journal Le Temps pour son projet de voyage au Sénégal. Monsieur Lebon se proposait de réunir à Saint-Louis les gouverneurs des diverses colonies de la Côte Occidentale d'Afrique afin d'établir entre elles une sorte de confédération commerciale. Quant aux autres voyageurs téméraires qui ne craignaient pas de rencontrer en chemin des tribus hostiles, il pouvaient se procurer à l'imprimerie du Gouvernement de Grand-Bassam la nouvelle carte de la boucle du Niger, dressée par le lieutenant Spicq et celle du Transnigérien établie par le capitaine Marchand.

D'un ton gourmand, le journaliste Félix nous communiqua une dépêche de l'agence Havas, datée du 15 août, qui informait qu'un duel à l'épée avait eu lieu entre le prince Henri d'Orléans et le comte de Turin. Le prince d'Orléans avait été grièvement blessé à l'épaule droite et au ventre, tandis que le comte de Turin l'avait été à la main droite. On apprendrait le lendemain avec soulagement que l'état de santé du prince était satisfaisant et que les deux adversaires s'étaient serrés la main.

En Côte d'Ivoire, le jardinier-chef du jardin botanique de Dabou, clairvoyant mais anonyme, recommandait en 1897 aux agriculteurs de la Colonie, la culture du café, du cacao et du caoutchouc. Dont acte ! L'exploitation du caoutchouc avait commencé dès 1890, mais n'avait pris réellement d'importance que vers 1898, au moment où les maisons de commerce s'étaient décidées à en payer la valeur en numéraire, au lieu de l'échanger contre des marchandises. Imaginait-on déjà l'indispensable usage qu'il serait fait plus tard du latex préservateur ? En mars 1897, Félix Faure était Président de la République et rappelait sévèrement à l'ordre les fonctionnaires se livrant au négoce pour leur propre compte et depuis Grand-Bassam se préparait l'exposition coloniale de 1900. Le 8 mars, Monsieur Barreau, inspecteur de la milice, était désigné pour se rendre au Sénégal à effet de recruter des miliciens pour la garde indigène locale. Enfin,

Avant même d'apprendre l'inauguration du pont Faidherbe à Saint-Louis en 1897, le jeune Moussa s'était endormi contre le mur, la tête reposant sur ses genoux repliés. Félix continuait son récit, imperturbable. Il nous raconta avec force détails les fastes anachroniques d'une réception sur la canonnière Diamant donnée en l'honneur de Monsieur Le Hérissé, député, délégué de la Côte d'Ivoire au Conseil Supérieur des Colonies. Le 16 novembre, il avait fait une halte aux villages d'Abra et d'Abidjean sur la lagune Ebrié, avait visité le jardin botanique et la Mission catholique. Au cours de cette excursion, le Gouverneur avait félicité Monsieur Rousseau, représentant de la société coloniale, pour être le premier à construire à Dabou une maison à l'européenne. Monsieur Le Hérissé avait ensuite donné au Gouverneur l'assurance que son entier concours lui était acquis pour l'aider dans son oeuvre civilisatrice. La Côte d'Ivoire à genoux produisait alors en quantités exportables de l'acajou, du bois de bahia, de la gomme copale, de l'ivoire, du caoutchouc, du cacao, du café, du coprah, de l'huile de palme, de la poudre d'or, etc.

En 1899, le Président de la République, Emile Loubet, signait depuis Rambouillet les décrets que lui soumettait le Ministre des Colonies, Albert Decrais. Un rapport informa le Président que pendant la période comprise entre le 1er mai et le 25 septembre, de nombreux combats avaient été livrés, soit pour délivrer le poste d'Assikasso qui se trouvait assiégé par 6000 noirs révoltés, soit pour châtier les Bourbourys qui avaient assassiné deux européens près de Dabou. Le bilan avait été de 11 tués et 60 blessés, dont 5 européens. Le rapport concluait en proposant que cette opération donne droit à la médaille coloniale. Un arrêté du Gouverneur du 10 octobre de cette même année, invitait Monsieur Michel, chef du service des Travaux Publics, à se rendre à Abidjean, a effet de procéder à une étude de centre, en vue du transfert de la capitale. Une somme de 200 francs, dont il devrait justifier l'emploi, serait mise à sa disposition à cet effet.

Alors que les paupières devenaient très lourdes Félix changea de siècle, continuant à alterner faits de guerre et faits divers. Avec des regrets dans la voix il nous annonça le décès le 12 novembre 1904 à bord du Ville de Maranhao de Léon Lefèvre, commerçant à Alépé. Depuis l'île de Gorée au Sénégal, E. Roume prenait des arrêtés. Un rapport sur la police sanitaire des animaux précisait qu'il ne saurait être question d'établir en Afrique occidentale une réglementation aussi sévère que celle prévue par la loi française ; le mode d'élevage pratique, la mentalité spéciale de l'indigène, constituant des obstacles insurmontables à son application. Un autre rapport, cette fois rédigé en 1906 par l'Administrateur Delafosse et portant sur l'état sanitaire dans la région de Kong, évoquait les difficultés à convaincre certaines populations indigènes à se soumettre au séances collectives de vaccination contre la variole, à Séguéla et à Kani notamment. Le médecin aurait subi le même échec à Mankono si l'almami de cette localité n'avait demandé à se faire vacciner en public pour triompher de la résistance de ses compatriotes.

Le 22 mars 1909, le Lieutenant-Gouverneur Angoulvant, en pleine campagne pour la conquête militaire du pays, signait, depuis son beau palais de Bingerville, un arrêté confirmant l'application de la peine de travaux forcés à perpétuité infligée au dénommé Amossan, cultivateur agé de 27 ans, fils de Améllé et de Labo. Le 23 mars, s'achevait la Mission de délimitation franco-libérienne. Le 1er avril, nous apprîmes dans un demi sommeil que le critique Doumic et le poète Aicard avaient été élus à l'académie française. Le 3 et le 4, des meetings réunissant 6000 fonctionnaires employés de l'Etat, repoussaient tout projet de statut et réclamaient le régime syndical. Le 5 avril, un blâme, avec inscription au dossier, était infligé au Docteur Antoine Combe, médecin aide-major des troupes coloniales, pour incorrections et imputations tendancieuses contre l'administration dans la rédaction d'un rapport technique officiel. Le 9, un détachement français devait disperser une puissante tribu dissidente de la Mauritanie, tuant 40 maures. Et déjà la réclame incitait les colons à ne pas se laisser gagner par la morosité, grâce à la Glacière des Châteaux et des Campagnes, fabriquée 332, rue St.-Honoré à Paris, capable de produire de 500 g à 8 kg de glace en 10 mn !

Quelques années plus tard, en 1911, sous la présidence de A. Fallières, une circulaire du Gouverneur Général de l'A.O.F., William Ponty, rappelait aux lieutenants-gouverneurs des différentes colonies que certaines régions de l'Afrique occidentale placées sous leur administration n'étaient pas complètement pacifiées, que d'autres étaient habitées par des tribus aux instincts guerriers difficiles à maintenir, ou étaient parcourues de bandes de pillards fortement organisés.

Alors que la nuit était déjà très avancée certains regagnèrent leur domicile. Lorsqu'il me semble trop tard, je reste souvent dormir ici. Après tout, toutes ces piles de journaux valent mieux que certains matelas et la promiscuité est ici beaucoup moins embarrassante qu'à la maison.



Le Carrefour


Au petit matin, il faut se lever tôt pour aller travailler et éviter de dévoiler sa cachette aux policiers. Plusieurs écoliers en uniforme beige traversent la rue en courant et en riant. Ils se dirigent vers la lagune ; nous empruntons le même chemin. Peuvent-ils savoir qu'en avril 1927, Monsieur Couchard, instituteur après 4 ans de service à Aboisso, fut nommé directeur de l'école régionale de Grand-Bassam, en remplacement de Monsieur Loizeau, parti en congé. Madame Couchard, pour sa part, fut nommée directrice de l'école des filles de Grand-Bassam, en remplacement de Madame Loizeau, également partie en congé ? Tandis qu'un bateau bus slalome tranquillement entre les salades de Bassam, lointain cousin de la pétrolette Denise, dont le permis de navigation avait été délivré en 1934, Félix me rappelle que les bateaux ne pouvaient circuler aussi facilement avant que le port ne soit inauguré en septembre 1950.

Je repense à l'ingénieur Michel, avec sa valise à la main, ses petites lunettes en écaille et son casque colonial trop grand posé sur la tête, chargé de construire une capitale avec 200 francs. Un coup d'oeil aux grues qui chargent sans répit d'énormes grumes sur les cargos amarrés, suffit à me convaincre qu'il n'aura pas trop mal réussi.

Nous traversons à présent la voie ferrée, dont les rails se perdent dans la végétation, et passons à proximité du dépôt. La construction de la gare proprement dite débuta en 1938, mais dès le 15 octobre 1924, fut mis en place service de contrôle des trains de voyageurs par un agent européen qualifié. Enfin, nous arrivons à notre carrefour. " Un jeton patron, un tais-toi gendarme, je t'essuie les carreaux madame ? Regarde, si tu me donnes 100 francs, je les mets dans mon oreille et ça tient tout seul ".

Les rayons tièdes du soleil réchauffent doucement la ville. Ses artères se remplissent progressivement d'un fluide visqueux et bruyant, jusqu'à saturation. La chaleur et la pression montent peu à peu. Les petits gardiens de voitures font des signes décidés aux véhicules qui circulent pour les inciter à se garer. Les trajectoires de deux taxis se croisent dans un bruit mat. Tandis que les palabres débutent entre les deux conducteurs, un fou entièrement nu, tendance rastafari, traverse à grandes enjambées sans regarder la scène ; ignorant vraisemblablement qu'en 1928, Monsieur Chemille, facteur au dépôt de Bouaké, fut désigné et habilité à faire subir les examens pour l'obtention du permis de conduire, en remplacement de Monsieur Rigoulot. Le carrefour est maintenant en ébullition comme une marmite sur le feu. Bientôt, une caravane électorale, haut parleur à fond sur le capot, vante les mérite de son candidat en distribuant des tracts. Un petit cireur, tee shirt éventré, casquette du parti et nombril qui ressort la regarde passer bouche bée, comme s'il s'agissait de la papamobile.

A midi trente, heure de la pause, les travailleurs descendent. Certains vont manger dans les maquis, d'autres se contentent de la rue, du bonheur de rire, des odeurs d'alloco et de brochettes grillées, des saveurs d'attiéké et de bissap frais. Ne riez pas, je connais même des fonctionnaires qui mangent les chats du quartier ! Quelques uns, sandwich à la main s'assoient sur les marches d'un immeuble pour lire Fraternité Matin. Aujourd'hui, la première page évoque une campagne électorale à l'américaine et dénonce une attaque à main armée sur le boulevard Giscard d'Estaing. Sur le trottoir des femmes vendent des arachides bouillies ; elles sont interpellées par un homme torse nu tirant une charrette qui leur propose des noix de coco. A l'ombre d'un grand flamboyant, un prédicateur tente de rassembler quelques curieux, tandis que des individus assis à califourchon sur un banc, face à leur coiffeur, se font raser la barbe en public ou demandent une coupe coco taillé pour mieux porter le deuil d'un proche.

Non loin de là, un médecin ambulant vend sur le trottoir dans des flacons mystérieux, des médicaments anti-pets, anti-toux, anti-poux, anti-tout, qui protègent de la diharrée verte ou de la diharrée rouge. Peu de différence, en somme, avec le Docteur Guillé, qui vantait en 1906 les bienfaits de son élixir antiglaireux. Il était alors assuré que seul le véritable extrait de viande Liébig permettait de relever le goût des sauces et des ragoûts, et rendait appétissant les restes de viande et de volaille. Miam ! De leur côté, les grands magasins des Phares de la Bastille à Paris faisaient de la réclame pour leur choix immense de draperies spéciales pour les colonies et annonçaient la parution de leur superbe catalogue général illustré de 450 gravures de mode.

Devant le kiosque de la loterie nationale, quelques joueurs grattent fiévreusement leurs tickets, en espérant voir apparaître les trois télés. Déjà en 1933 l'Association Fraternelle des Anciens Combattants de la Côte d'ivoire avait été autorisée à organiser une loterie dont le bénéfice serait employé à l'édification de la Maison du Combattant. On apprendrait plus tard que l'heureux vainqueur du premier prix, une automobile Renault conduite intérieure, avait été Monsieur Banguio, sergent chef infirmier à l'ambulance d'Abidjan. Monsieur Toubaoui à Daloa avait, quant à lui, remporté un appareil photo. Monsieur Charbonniez, dessinateur au service topographique, un phono portatif et Monsieur Bobo, commerçant à Divo, 30 jours de pension et chambre au buffet-hôtel de Bouaké, chez les camarades Cross et Dallet.

Un peu plus loin, une autre scène attire notre attention. Une patrouille de policiers, probablement corrompus, lunettes noires et sifflet vissé sur la bouche, arrête de nombreux véhicules. Félix me fait remarquer leurs uniformes froissés et repense aux arrêtés de 1945 qui déterminaient, sans aucune marge d'interprétation, la tenue de tous les agents au service de l'Etat colonial. Les interprètes, précisément, devaient porter un veston de toile kaki ou blanche, forme dolman à une rangée de 7 boutons en métal doré, portant les initiales C.I., ainsi qu'un pantalon, un casque blanc ou kaki, deux galons circulaires en argent doré. Ils devaient également porter une plaque en acier bruni, en forme d'octogone de 4 cm de hauteur. Aux trois sommets les plus hauts de ce polygone devaient être incrustés les lettres d'émail noir A.O.F. Cette plaque comporterait en outre une étoile à six branches (le sceau de salomon) et un croissant d'émail or. Les tenues et insignes des moniteurs d'agriculture, des infirmiers, des gardes forestiers, des assistants de police, etc., étaient tous décrits avec une égale précision.

Comme tout cela sentait la guerre ! Cela avait déjà été le cas le 27 juillet 1914, lorsque Poincarré était rentré précipitamment de Stockholm en raison de la gravité de la situation internationale. Le lendemain, le gouvernement austro-hongrois notifiait officiellement la guerre à la Serbie. on ne savait pas encore que la première guerre mondiale vient de débuter. Dans la soirée du 31 un individu tirait plusieurs coups de revolver sur le député socialiste Jaurès, qui s'écroulait, mortellement atteint à la tête. Mais, il était inutile de perdre pour si peu son sens de l'humour, car vous pouviez être pris pour le bout'entrain, en toute réunion où l'on s'amuse, en soirée, à la noce, à la fête, en possédant le nouvel Album de la Société de la Gaité Française ; 165 pages et gravures comiques, remplies de bonnes farces, tours et trucs épatants, de chansons, et des secrets surprenants du magnétisme, du spiritisme et de l'hypnotisme. Et puis, en cas de mal du pays, pas d'angoisse ! Toutes les trois semaines, le lundi, le paquebot Afrique, Asie, Tchad ou Europe de la Compagnie des Chargeurs Réunis, quittait Bassam pour la doulce France. En revenant vous pouviez vendre des curiosités rapportées d'Afrique noire à Monsieur Guy Romain, 16, avenue de Villiers à Paris, qui achetait à bon prix des fétiches anciens, masques, statues, figurines, sièges et musiques des indigènes. En 1917, Maginot était Ministre des Colonies et la Ford 20 HP était la voiture que tout colonial avisé devait acheter ; robuste, légère, économique et élégante.

Le quotidien reprenait ses droits et d'ici la guerre semblait loin ; elle était pourtant encore tellement présente ! Un jugement du Tribunal de Bassam daté du 24 avril 1922, ordonna le versement au profit du Domaine de diverses successions de tirailleurs sénégalais, dont une liste impressionnante était donnée. Plus de 300 pauvres bougres envoyés défendre leur mère patrie, tombés à Fréjus, à Courneau ou à Verdun, et dont les noms sont à présent gravés sur le monument aux morts. Celui-ci est dressé juste en face du consulat de France où l'on se bouscule aujourd'hui dans l'espoir d'obtenir un visa. Pas de quoi se laisser abattre, et respirons un peu d'air frais, puisque les pastilles Valda, véritable remède de la famille, sont indispensables à l'enfant qui part pour l'école, au vieillard qui sort prendre l'air et aux grandes personnes qui se rendent à leurs occupations.

Les jours se succédaient ainsi, chacun ressemblant au précédent ; le temps hoquetait tandis qu'avec Félix nous le remontions et les années du siècle présent passaient.



Le Jour du Seigneur


Le dimanche est pour nous un jour un peu particulier. Brève respiration dans le bouillonnement de la semaine. Pas d'affaire à faire au carrefour de la mort et pas un chat à manger le jour du Seigneur. Le plus souvent j'accompagne Félix à la sortie de la messe. Il y fait la manche aux marches de la cathédrale. Après cela, nous partons nous promener sur les avenues désertes, bordées d'arbres centenaires. Quelques beaux bâtiments de l'époque coloniale subsistent encore entre les buildings modernes. Dans la construction, seul était autorisé l'usage de la pierre de taille ou de la brique cuite, du ciment ou du mortier de chaux, de la tôle, de l'ardoise ou du fibrociment. Les murs en pisé ou les toitures en chaume étaient formellement interdits. Nous passons devant les grilles du Palais de Justice, puis de la Présidence. Celle-ci a remplacé le Palais du Gouverneur qui dominait la ville, symbole trop évident de la puissance coloniale.

Un peu partout fleurissent des panneaux publicitaires qui nous rappellent une époque révolue où le marketing balbutiait. En 1928, Fly-Tox nous débarrassait déjà des mouches, moustiques, puces, punaises, poux, fourmis et autres cafards. Aladdin, la lampe merveilleuse, fonctionnait par incandescence, par le pétrole sans pression, sans fumée, sans odeur, sans danger d'explosion et éclairait avec l'intensité de cent bougies. Quant au savon Cadum, il nous rendait la peau lisse et parfumée, comme un bébé. Et puis, si au cours de l'existence notre budget était limité, on bénissait la Providence qui mettait sur notre route Nestlé.

Les véhicules sont rares le dimanche. Peut-être moins rares tout de même qu'en 1927. Toyota et Mercedes n'avaient pas encore colonisé les rues, Sphinx était l'essence par excellence et le garage Gruber à Grand-Bassam faisait l'article de ses modèles Chevrolet, Buick, Oakland et Pontiac. Unic contre-attaquait en proposant des automobiles de tourisme, omnibus et camionettes de tous modèles, économiques et inusables, particulièrement appropriés au service colonial. En 1928, la toute nouvelle Ford A était exposée au garage de la Compagnie Française de l'Afrique Occidentale à Abidjan. C'était, sans aucun doute, la voiture utilitaire la mieux construite, la plus confortable et la meilleur marché, avec des freins sur les 4 roues, un éclairage et un démarrage électrique, un essuie glace, un miroir rétro-viseur et 5 roues garnies. Fiat surenchérissait dans l'opulence avec sa nouvelle 520 à 6 cylindres ; la plus moderne des voitures modernes, la plus parfaite des voitures de grande classe, la plus économique des voitures de luxe, qui venait d'effectuer le tour de France en prise directe. Ses reprises allaient de 8 à 40 km en 10 secondes et elle était capable de monter des côtes de 8 %. La Torpédo coûtait 34000 francs et le modèle conduite intérieure 40000 francs. Il faudra attendre 1933 pour que Citroën écoeure la concurrence en dévoilant sa nouvelle 8 cv à moteur flottant, boite de vitesse synchronisée, suspension parfaite, châssis tubulaire, carrosserie monopièce tout acier et glaces sécurit. Le rêve !

Des patrouilles de balayeuses, masques de papier devant la bouche et chapeau de paille sur la tête, nettoient la voirie. Nous repensons à la vente aux enchères du dimanche 2 février 1930 qui s'était tenue au bureau de l'Enregistrement et des Domaines, où il fut procédé à l'adjudication de quelques objets abandonnés sur la voie publique : une valise en bois jaune, un raccord de pompe et un réveil. Mais, bien d'autres marchandises étaient régulièrement vendues aux enchères, comme des pointes d'ivoire ou des peaux de bêtes. Plusieurs maisons européennes étaient acheteuses ; notamment le Piégeur Français, à Evreux dans l'Eure, qui recherchait des peaux de singes noirs et capucins, chats tigrés, panthères, antilopes, serpents, crocodiles et lézards. La maison Thomas Maskell à Londres, fondée en 1890, était plutôt à la recherche de singes noirs de l'espèce à pattes grises et payait en billets de banque, par retour du courrier.

En 1930, la télévision n'existait pas encore et la vie coloniale était rythmée par les départs et les arrivées périodiques mais espacées des grands paquebots qui avaient pour noms Brazza, Touareg, Foucauld, Hoggar, Amérique ou Madonna. Il était donc fatal que le jour du Seigneur devint propice aux introspections et remises en cause personnelles. Monsieur Pietri, Ministre des Colonies en 1930, dut sermonner les Gouverneurs et les Commissaires de la République à propos de la motivation déclinante des fonctionnaires coloniaux, qui sollicitaient massivement leur détachement en métropole. Selon lui, ces demandes dénotaient avec gravité une certaine désaffection de la carrière coloniale, sentiment inexplicable chez les fonctionnaires qui l'avaient librement embrassée et même, pour la plupart, avec un empressement qui semblait correspondre à leur goût et à leur vocation. Heureusement, en dernier recours, les agents éconduits pouvaient se retourner vers la Maison de coloniaux de Vittel, qui recommandait ses installations aux fonctionnaires civils et militaires, afin de soulager les reins et foies de leurs organismes fatigués.

Belle et insouciante époque ! Le 27 mai 1930, était arrêtée une décision de prise en charge sur le budget local de la colonie, des frais de déplacement et de séjour en France de cinq chefs indigènes envoyés à l'exposition coloniale. En 1931, Madame Degeilh-Delpeyre, dame de bonne éducation, demeurant boulevard de la plage à Arcachon, proposait de prendre des enfants en pension, à proximité de la plage et de la forêt. En 1933, Monsieur Henri Blachon, la Mission Catholique et la Société Coloniale Commerciale et Industrielle de l'Afrique Occidentale rejoignaient Mademoiselle Rose Baudin sur la liste des concessionnaires du réseau électrique. Cette même année, le député Susset était chargé de ramener en métropole une lionne destinés au Muséum. Enfin, fut instituée une fête de l'enfance, qui comporterait des concours de bébés, des concours de cortèges, des rondes et des jeux enfantins.

Mais dans les sphères du pouvoir colonial, des décisions plus lourdes de sens se prenaient aussi. Comme cet arrêté N° 2292 du 11 août 1933 qui, dans le but de mettre en contact les unes avec les autres les diverses races qui peuplent la Colonie, portait création de villages de colonisation. Il était promis que des avantages particuliers seraient accordés aux indigènes qui décideraient de s'établir dans ces villages. En février 1934, Albert Lebrun était Président de la République, Philippe Pétain, Maréchal de France et Ministre de la Guerre et Pierre Laval, Ministre des Colonies. Rappelant une époque oubliée, le Gouverneur Général fixait, pour la Côte d'Ivoire, à 6550 le nombre d'individus auxquels il serait fait appel en tant que main d'oeuvre publique obligatoire pour un certain nombre de travaux d'intérêt général : tronçons de chemin de fer, travaux hydrauliques, travaux de route, etc. En septembre 1934, la Côte d'Ivoire célébrait solennellement le transfert de sa capitale de Bingerville à Abidjan. En octobre était publié un Décret relatif à la répression, en cas de mobilisation générale, de la publication d'informations de nature à exercer une influence fâcheuse sur l'esprit de l'armée et des populations. Edouard Daladier était alors Président du Conseil et Ministre de la Guerre et George Mandel, Ministre des Colonies. Une autre guerre se préparait et Félix nous en dressa la chronique quotidienne, froide et bureaucratique.

Et puis la guerre passa, comme le reste. En 1950, la projection du film Bozambo fut interdite sur le territoire de la Haute-Volta. Monsieur Tonini fut autorisé à gérer le bar glacier restaurant dancing dit Chamonix à Abidjan et des fusils d'honneur furent délivrés à titre gratuit à Messieurs Kélémourou Couli Aly, Mamourou Coulibaly et Mamadou Koulibaly de Korhogo. En 1951, le Ministre des Colonies, François Mitterrand, chaussé d'un très seyant casque colonial, visita la Côte d'Ivoire.



La Mort


La guerre semblait avoir épuisé Félix et l'après-guerre avait un goût amer. Je sentais ses forces l'abandonner peu à peu. De moins en moins il utilisait ses bras pour faire avancer sa machine et de plus en plus souvent je devais proposer de le pousser. Le mouvement incontrôlé de sa tête était chaque jour un peu plus amplifié par la colle, qu'il n'avait plus cessé de consommer. Sa voix avait perdu de son assurance et de sa chaleur envoûtante. Il me confia ce jour là qu'un virus nommé SIDA l'habitait et que c'est Marie-France qui avait accepté de le lui laisser en partant. Incidemment, le SIDA ment et finit par tuer. Cette révélation me laissa muet. Je ne parvenais d'ailleurs plus ni à parler, ni à écouter. Le gibet n'était-il donc fait que pour les malheureux !

Je me suis souvenu de ce jour où au feu rouge un blanc nous avait offert une bouteille de champagne, un jour de l'an, jour des blancs. La plupart d'entre nous étions un peu musulmans, mais nous l'avions bue quand même à la santé du blanc. Pépin et le jeune Moussa aussi en avaient goûté et Marie-France avait terminé la bouteille.

Ce soir du 8 janvier 1996, sa voix faiblissait et ses mains tremblaient beaucoup, alors que nous en étions parvenus à l'année 1958. Alors que l'indépendance de 1960 était dans l'air, il nous demanda finalement de le laisser. En le quittant nous savions tous que c'était lui qui nous abandonnait. Il avait insisté. Nous avions tenté d'en parler, mais nos regards s'étaient simplement croisés, comme s'il n'y avait rien d'autre à ajouter. Rien d'autre qu'une grande résignation ; une lassitude insurmontable. Je rentrais chez moi les yeux embués, comme à travers une vitre mouillée ; les pensées noires se succédant aux idées floues, sans savoir si mon trouble venait plus de la trahison de France que de la maladie de Félix. J'avais allumé et collé à mon oreille un petit poste de radio que je n'avais pas réussi à vendre. Un journaliste blanc dans la nuit noire, dans le cocon de son studio parisien, y commentait sur un ton monocorde, comme toutes les heures de cette journée fatale, la mort de François Mitterrand.

La nuit fut courte et tendue. Le lendemain, Félix n'occupait pas sa place habituelle à notre carrefour. Je le cherchais du regard en sachant que mon espoir était vain, car il était, de nous tous, celui qui arrivait toujours le plus tôt. Après quelques secondes d'hésitation, je me décidais à me diriger vers son Recoin de la Mémoire. Au fur et à mesure que je m'en approchais, mon pas et mon coeur s'accéléraient. Plusieurs véhicules durent klaxonner pour éviter de m'écraser ; je ne les vis même pas. Quand le jeune Moussa vint à ma rencontre, deux petites gouttes de larme en poudre sourdaient à la commissure de ses yeux. Il me dit que des pompiers venaient d'emporter son corps. Que c'était fini et qu'il allait prévenir les autres. Je restais seul devant la grande bâtisse grise, sans ne plus penser à rien qu'à notre immense détresse. En quelques pas supplémentaires, à présent très lents, j'arrivais devant l'entrée. Les planches qui servaient à l'occulter étaient à terre et la brise matinale soulevait doucement les voilages déchirés et noircis par la misère. L'intérieur était obscur. La vague clarté du jour n'atteignait pas encore les pièces principales. Je vis immédiatement renversé au sol le fauteuil roulant de Félix. je crus voir sa roue tourner encore, comme si un accident venait d'avoir lieu, à grande vitesse, à la sortie d'un virage, qui l'aurait éjecté de la vie, qui n'en voulait plus de cet homme fragile et décharné, qui en savait trop !

Mais Félix avait laissé un autre testament. A l'endroit même où la veille nous nous étions réunis pour l'écouter, il avait laissé, ouvert à la même page, le journal qu'il avait commencé à lire. Le journal officiel du mois d'octobre 1958. Je me rapprochais d'une fenêtre située dans une autre pièce pour déchiffrer cette page. Il y était question du président de l'Automobile Club de Côte d'Ivoire, autorisé à organiser un rallye automobile, dit Rallye de l'Agnéby. Il était également fait mention de l'aménagement d'un cinéma dans la salle du Boxing-Club à Treichville, de la forêt classée de Vridi qui rétrécissait comme peau de chagrin et du vote massif en faveur du rattachement de la Côte d'Ivoire à la Communauté. Le pays devenait Etat autonome et les avis d'adjudication de terrains domaniaux stipulaient que seuls les africains pouvaient participer à l'attribution de certains lots. Dehors le vent s'était levé et sur cette page il avait tourné. Charles de Gaulle était alors Président de la République, Michel Debré était Garde de Sceaux et Ministre de la Justice, et Félix Houphouët-Boigny, Ministre d'Etat.

En regardant songeur à travers la vitre sale les passants qui se pressaient sous un ciel devenu très noir, je compris soudain le secret de Félix. Car il était aussi question sur cette page, encadré à la main d'un trait gras, d'un avis de succession ouvert au nom d'un certain Germain Dominique, débarqué à Bassam le 1er mai 1950 sur le vapeur Madonna, ouvrier d'art au Railway d'Abidjan, évadé de prison puis disparu le 31 décembre 1957. Je venais de comprendre à cet instant que Félix avait interrompu sa lecture et sa vie au jour de l'annonce de la disparition de son père, probablement peu de temps après sa naissance. Je compris surtout que Félix était métis. Son père était blanc et nous ne l'avions jamais su ! Je me surpris à imaginer que l'ouvrier d'art s'était évadé pour voir son enfant ce jour de l'an, ce jour des blancs. Je ne sus jamais ce que ce père lui avait laissé en héritage. Sans doute une bonne dose de malheur, une histoire trop lourde à porter lorsqu'on est un pauvre handicapé cloué dans un fauteuil et une poisse, enchaînée comme une médaille autour du cou et qu'on n'aurait jamais voulu quitter. Plutôt que d'assumer sa propre histoire, Félix s'était plongé dans celle de son pays. Ironie du sort, il avait fini par tout savoir de l'histoire de ces français qui l'avaient abordé et qui y avaient planté leur drapeau ; qui y avaient fait des enfants aux belles indigènes, puis qui y avaient péri en prison dans la misère ou sur la véranda en bois d'une belle demeure, une bière dans la main et la malaria dans le sang.

La reconstitution de ce puzzle et ces révélations tardives m'avaient troublées plus profondément qu'elles n'auraient dû et, il m'apparut de plus en plus clairement que je devais, comme s'il s'agissait d'un devoir, continuer l'oeuvre de Félix. En me dirigeant vers la sortie, je redressais le fauteuil du tigre, m'installais calmement dedans, posais mes mains sur le pédalier et fermais les yeux. Un léger tic me fis bouger la tête et le grondement de tonnerre sourd d'un orage imminent se fit entendre.



Epilogue


" Un jeton monsieur, un jeton pour tenir jusqu'à demain ! Je m'appelle Félix, comme votre président, Félix Faure, qui vient de mourir. Si tu veux, je te dis l'avenir de la Côte d'Ivoire, à partir de 58 ".