La ville était blanche
et sentait encore l’arachide
Les archéologues nous révèlent qu’au Néolithique des hommes taillaient des pirogues à la pointe du cap Manuel.
Que les mêmes réparaient déjà leurs almadilles sur l’île de Gorée, qui n’avait pas encore vu l’ombre d’un Dinis Diaz.
Les historiens nous enseignent que Magellan n’était pas allé se recueillir dans la chapelle de cette île de Beer que les Portugais n’appelaient pas encore Bezeguiche.
Que le botaniste Adanson n’avait pas encore gravé son nom sur le tronc d’un baobab.
Que les signares ne régnaient pas encore sur le commerce de la Petite Côte.
Que les navires hollandais, anglais et courlandais ne cabotaient pas le long du rivage pour y traiter l’or, l’ivoire, les cuirs et les esclaves.
Que Dakar était encore un village ; plusieurs en fait, ceux de Ndakarou, de Ben, de Yof et qu’un alkaïr gardait l’aiguade de Hann.
Que la Méduse, avant d’être un funeste radeau, s’échoua au large du banc d’Arguin en se rendant au Sénégal, restitué aux Français après le traité de Paris.
Que Gorée était blanche, que ses toits étaient plats et qu’une cloche sur la grande batterie sonnait le début de la campagne de traite.
Que le prince de Joinville, fils du roi Louis-Philippe, de passage sur la Belle Poule, y fit escale sur la route du Brésil où il se rendait pour célébrer ses noces.
Que la route de Cambérène, que l’on considère arbitrairement comme la limite entre la ville et la banlieue, marquait l’emplacement d’un ancien mur tata.
Et que ce mur permit à la République lebou de résister à l’envahisseur venu du Cayor.
Les historiens nous apprennent aussi que Dakar a été fondée il y a tout juste un peu plus de 150 ans. Ils nous disent également quel rôle joua Protêt dans cet événement et ce qui concourut à sa disgrâce. Mais aussi que c’est autour du port que la ville s’est formée.
Que sept ans plus tard, en 1864, le précis chronologique de l’annuaire officiel évoquait la création du port mais omettait la fondation de Dakar.
Qu’avant de tomber les armes à la main, le damel Lat Dior s’opposa à la traversée du Cayor par la voie ferrée.
Que les familles mulâtres luttèrent farouchement contre l’autorité coloniale avant de céder à leur tour.
Que Durand Valantin fut le premier député sénégalais à l’Assemblée.
Que cette société métisse recensée, enregistrée et formatée s’apprêtait à disparaître, dissoute dans la société traditionnelle ou dispersée en Europe.
Que Madame Pécarrère fut la dernière à porter le ndioumbeul, noué en pointe sur sa tête et que la mode du pays, dont s’étaient accommodés les Européens, disparaissait à son tour, victime de la bureaucratie ; en un mot, colonisée.
Qui se souvient de tout cela ?
Le poète-président, peut-être, qui se rappelait « les signares à l'ombre verte des verandas ; les signares aux yeux surréels comme un clair de lune sur la grève.… » ?
Mais lorsque l’on n’est ni historien ni poète, comment se souvenir ?
Comment se souvenir que la mission catholique fut le premier bâtiment en dur édifié à l’emplacement de l’actuelle mairie de Dakar ?
Que le quartier du Plateau était lui-même principalement constitué de cases ?
Que ce sont des habitants de Gorée qui achetèrent les premiers terrains et firent construire le long des ruelles de sable tracées par Pinet Laprade ?
Que, pendant ce temps, le serigne Ndakarou paraissait bien modeste devant sa case de paille ?
Qu’une église se dressa un peu plus tard sur la place Protêt ?
Qu’une pharmacie marquait l’angle de la rue Dagorne, qui montait vers le marché Kermel ?
Que l’ambiance était alors un peu provinciale ?
Qu’on écoutait la fanfare du kiosque de la place Protêt à l’heure de l’apéritif ?
Qu’un théâtre s’ouvrait sur l’avenue Roume, qui conduisait à l’Ambulance ?
Que les chaloupes pour Gorée n’étaient encore que de petits remorqueurs à vapeur, qui se pressaient le long des quais de bois : le Moustique, le Victor, et beaucoup plus tard le Saint-Charles ?
Que ces embarcations étaient fréquemment suivies par des requins durant leur trajet ?
Que les voyageurs jetaient déjà des pièces dans l’eau, que les gamins plongeaient pour récupérer ?
Que le beau Savorgnan de Brazza, mourant, fut débarqué du Ville de Macejo, de retour d’une ultime expédition au Congo en 1905 ?
Que quelques cases isolées formaient le petit village de Ngor et que celui de Cambérène réunissait déjà les Layennes autour d’une place rectangulaire ?
Comment se souvenir que l’on portait facilement le casque colonial et que « colonial » n’était d’ailleurs pas un gros mot ?
Que le docteur Bérenger-Féraud, qui n’avait pas encore sa rue, posait les principes de fumeuses théories raciales.
Que le faisceau lumineux du phare des Mamelles balayait la ville depuis 1864 ?
Qu’à la pointe du cap Bernard se dressait le lazaret ?
Que Ponty fut un gouverneur général décédé au Sénégal avant d’être une avenue, Van Vollenhoven, lui-aussi gouverneur général, un héros militaire avant d’être un lycée ?
Que son buste n’avait pas encore été volé à cause de son empathie indigène ?
Que les pirogues commençaient à être décorées de motifs géométriques ?
Qu’on allait chasser le canard et le perdreau à Pikine, qui n’était pas encore bâtie sur les niayes ?
Que la corniche était verte et la silhouette de Gorée se découpait sur l’horizon ?
Et qu’à cette époque, un enfant prénommé Léopold, en hommage à Léopold Angrand, courait pieds nus dans les rues de Joal ?
Comment se souvenir aussi que la ville était blanche et sentait encore l’arachide ?
Que les seccos formaient, dans le port, des monticules immenses que les dockers chargeaient sur les bateaux, sac après sac ?
Qu’à l’angle de Félix Faure, le libraire Viale, comme tant d’autres, ne cachait pas sa sympathie pour le maréchal ?
Que l’artillerie de Gorée et de Dakar repoussa avec succès l’attaque anglaise appuyée par de Gaulle et que cette bataille changea peut-être la face de la seconde Guerre Mondiale ?
Que le cargo danois Tacoma, touché lors des combats, sombra à l’emplacement de la balise du même nom ?
Que les travaux d’une digue reliant l’île de Gorée au continent débutèrent avant d’être, heureusement, interrompus ?
Que Maître Crespin, de retour de ce qu’on appelait alors le Dahomey, avait fait construire sa villa en face d’un terrain vague ?
Que sur ce terrain vague, quelques années plus tard, allait être bâtie la cathédrale de Dakar, consacrée en présence du futur député Blaise Diagne ?
Et que le plan d’eau du port servait à l’amerrissage des hydravions de l’Aéropostale ?
Comment se souvenir, plus tard encore, que les allées du Centenaire furent créées en 1957 pour commémorer, justement, les cent ans de la fondation de la ville ?
Que neuf ans après eut lieu le premier Festival Mondial des Arts Nègres et que l’actuel embarcadère de la chaloupe fut édifié à cette occasion ?
Que Daniel Sorano fut un acteur saint-louisien avant d’être un théâtre ?
Que la foule était dense le 26 août 1958, sur cette place que l’on allait baptiser « Indépendance » ?
Et que Senghor fut le premier président de la toute jeune République avant d’être un aéroport ?
Que la maternité indigène et la polyclinique Roume inauguraient un style architectural que l’on appelait néo-soudanais ?
Que la piscine du Lido était encore publique et ne s’appelait pas encore Savana ?
Que le lac Retba n’était pas encore rose ni cerné par la ville, que Mbeubeuss était un lac avant d’être une décharge et que seul un restaurant isolé dans la brousse bordait ce qu’on appelait déjà le Virage ?
Que l’hôtel de Ngor, inspiré par Le Corbusier, était alors le bâtiment le plus moderne de la ville ?
Que l’architecte Jacques Couelle, qui rêvait à voix haute, voulait faire de Gorée « l’Acropole du Monde Noir » ?
Et que, pendant ce temps, comme les champignons de l’Etoile mystérieuse de Tintin, des champs de « maisons ballons » poussaient à Ouakam ?
De ce passé, il ne reste aujourd’hui que quelques traces ténues, quelques éléments disparates et anachroniques, noyés dans un environnement schizophrène. Dakar est en pleine mutation. Jamais elle n’a connu de transformations aussi violentes ; la croissance de sa population est galopante et son urbanisation incontrôlable. On a tendance, aujourd’hui, à ne voir que les changements instantanés qui se déroulent sous nos yeux, les embouteillages quotidiens, les chantiers en cours, les maisons coloniales en sursis...
Tandis que l’observateur passif prend tout cela comme un fait accompli, le curieux cherche à comprendre ce qui l’entoure et se sert de ces traces pour chercher à remonter le temps. Le curieux, plus attentif, a toujours à l’esprit les questions « quand ? », « pourquoi ? » et « comment ? ». Et sa curiosité n’est pas un vilain défaut.
Mais que fait le curieux qui n’a ni la science de l’historien ni l’imagination du poète pour assouvir sa curiosité ?
Il observe les images, parce qu’elles lui donnent le recul nécessaire.
Ce sont elles, surtout, qui rafraîchissent sa mémoire et lui permettent de comprendre, d’interpréter les indices et de décrypter le mille-feuilles de l’histoire.
Le photographe Fortier, grand curieux devant l’Eternel, avait son studio à deux pas du marché Kermel, où il vivait avec ses deux fillettes blondes. On peut lui rendre hommage et rendre grâce aux milliers de clichés du Sénégal qu’il prit, à l’aube du XXe siècle. Il n’est pas le seul ; la liste de ses confrères est interminable, depuis les précurseurs, Bonnevide, Noal ou Hostalier… jusqu’à tous ceux qui suivirent, Tacher, Bouchut, Penel, Danel, Estebanito, Tennequin, Benyoumoff, Albaret, Lataque... Tous, à un degré ou un autre, ont contribué à constituer un inestimable trésor en même temps qu’un formidable patrimoine. Plus modestement, leur œuvre nous propose une mine de renseignements.
Comme il est rassurant de constater que des gens résolument tournés vers l’avenir s’intéressent à l’histoire. Ils bâtissent le futur de façon intelligente, en le fondant sur la mémoire. Ce ne sont pas des acteurs passifs. Parce qu’ils ont compris qu’une meilleure connaissance de l’histoire permet de mieux préparer le futur, ils se servent des images pour comprendre. Ce grand écart est salutaire et les illustrations qui accompagnent cet ouvrage contribueront sans aucun doute à asseoir le Port du futur sur les fondations d’une histoire mieux comprise et acceptée.
Xavier Ricou, mai 2009